Compétences, efficacités, stratégies. Les filles dans les concours de mathématiques des ENS (Atelier 2016)
Participants
Christine Detrez (UMR CMW, ENS de Lyon), Emmanuelle PICARD (UMR LARHRA, ENS de Lyon), et al.
Ces dernières années, les inégalités liées au genre sont devenues un axe privilégié de la sociologie de l'éducation, et viennent compléter et complexifier les analyses traditionnellement fondées sur les inégalités en terme de capitaux culturels et économiques, en mettant en évidence leurs logiques d’articulation. La question de la formation scientifique constitue un terrain particulièrement propice à la mise en évidence des effets de la variable genre sur les trajectoires scolaires, du fait du paradoxe apparent qui existe entre la tendance générale à une meilleure réussite des filles et leur exclusion des filières scientifiques. Depuis qu’est paru en 1992 livre au titre évocateur, « Allez les filles ! » de Christian Baudelot et Roger Establet, les travaux mettent en évidence une constante : la sous représentation des filles s'accentue au fil des étapes scolaires. Elles sont moins nombreuses que les garçons à choisir les « enseignements d’exploration » scientifiques en seconde (52% contre 71,5%, et seulement 1,8% de filles en sciences de l’ingénieur), moins nombreuses que les garçons à s’orienter vers une classe de première S (27,6 % contre 38,1 %), et alors qu'elles obtiennent davantage de mentions Bien et Très Bien au bac S (37% contre 30%), moins nombreuses choisir une classe préparatoire scientifique pour la poursuite de leurs études post-baccalauréat (15 % contre 20 %) [ces chiffres sont issus d’une publication du ministère de l’Education nationale, Filles et garçons sur le chemin de l’égalité de l’école à l’enseignement supérieur, 2014]. Ce phénomène du « tuyau percé » alarme les établissements les plus prestigieux : alors que les filles représentent en 2012- 2013, 34,3 % des élèves des classes préparatoires scientifiques (26,4 % en PC et en MP), elles ne sont plus que 29,5 % des inscrits aux concours des ENS (20, 1 % pour les PC et MP) et 17,2 % des admis (8,9 % pour PC et MP) (Blanchard, Orange, Pierrel 2014), dans un contexte où la mise en place d'un concours mixte résultant de la fusion des ENS de filles et des ENS de garçons (Sèvres- Ulm et Fontenay-Saint-Cloud) a par ailleurs entraîné une baisse drastique de effectifs féminins en mathématiques (Ferrand 2004, Bataille 2011).
Les explications traditionnelles explorent plusieurs voies. La moindre représentation des filles serait liée à la force des représentations et des stéréotypes, qui font que les filles incorporent précocement l'idée que les maths ne sont pas faites pour elles (ou qu’elles ne sont pas faites pour les maths). Ce curriculum caché s'élabore au fil de multiples interactions différenciéesqui dessinent progressivement l’univers des possibles féminins, en particulier au travers des remarques des adultes, qu'il s'agisse des parents, ou des professeurs lors des cours ou des conseil de classe, du collège à la classe préparatoire (Mosconi 1994, Darmon 2013). La moindre orientation des filles en sciences peut être également pensée comme une anticipation rationnelle des coûts de la poursuite dans la filière (Duru Bellat 2004) : les filles sachant finalement ce qui les attend, tant dans la poursuite des études (se trouver minoritaire dans une filière « masculine »), que par la suite (la difficile « conciliation » entre vie professionnelle et vie privée), préféreraient choisir des filières qui leur semblent a priori moins « coûteuses ». Les recherches se sont donc focalisées sur des explications en terme de moindre estime de soi et d'auto-exclusion, dans des logiques d’incorporation des positions sociales assignées par le genre - et en particulier d’une moindre aptitude à la compétition (Durand-Delvigne 1996), et sur les exclusions produites par les dispositifs scolaires eux-mêmes (Marry, 2004).
Jusqu'ici, les recherches s'arrêtent à la porte des opérations techniques de sélection, à savoir les exercices proposés lors des examens et concours qui s’avèrent à leur tour discriminants. Si les travaux des psychologues sociaux ont documenté la menace des stéréotypes impliqués dans laréalisation des exercices scolaires (Spencer, Steele et Queen 1999, Guimond et Roussel 2002), en travaillant notamment sur « l'habillage » de la tâche (le fait, par exemple, de présenter un même exercice comme relevant du dessin ou de la géométrie, renvoyés différemment à des compétences sexuées), ils ne se sont pas intéressés à leur moment le plus critique, à savoir les concours d’entrée dans les grandes écoles, qui viennent clore les parcours scolaires les plus prestigieux, ceux-là même dans lesquels les filles présentes sont socialement et scolairement sursélectionnées (Blanchard, Orange, Pierrel 2014). Or, il s’avère qu’à nouveau les taux de réussite des filles ne sont pas proportionnels à leurs candidatures et qu’elles réussissent, en particulier, moins bien les épreuves écrites, que l’on pourrait croire plus neutres du fait de leur anonymat. Nous nous proposons donc de travailler à mettre en évidence les biais liés au genre qui peuvent se rencontrer dans le concours d’entrée dans les ENS en mathématiques, en nous intéressant à la façon dont sont résolus différemment, par les filles et les garçons, les énoncés proposés, non en raison d'aptitudes innées, mais, comme l'hypothèse a pu être faite à propos du calcul mental (Fischer et al. 2008), en fonction de compétences certes acquises mais qui n'en ont pas moins de réels effets cognitifs
En démarrant une enquête sur la question des mécanismes impliqués dans l’élimination des filles des filières scientifiques par une analyse d’un dispositif qui ne concerne qu’une partie très limitée d’entre elles, à la fois numériquement et socialement, on pourrait craindre de n’apporter que des réponses relatives aux stratégies en œuvre dans la sélection des élites. Il nous semble bien au contraire que cette approche est de nature à documenter en profondeur les processus d’exclusion des filles dans les filières scientifiques, en permettant de les comprendre dans leur dimension a priori la plus neutre, celle de l’exercice de haut niveau, afin dans un second temps de reconstituer la généalogie des apprentissages ayant conduit à ces aptitudes différenciées.
L’enquête se déroulera en 2017 (concours maths de juin 2017) et sera réalisée en liaison avec le jury du concours (sur une des épreuves). Elle impliquera également des professeurs de mathématiques de classe préparatoires scientifiques. Elle s’organisera autour d’un dépouillement et d’une analyse des pratiques de résolution de problèmes à partir des copies des candidats. Sa mise en œuvre nécessite un important travail préalable visant à préparer des grilles de correction permettant d’avoir une vision complète de la réussite ou de l’échec de chacune des parties de l’énoncé. Elle impose également une réflexion préalable sur les pratiques de résolution mises en œuvre dès les classes préparatoires. Dans cette perspective, le projet s’inscrit dans un travail interdisciplinaire entre SHS et mathématiques.
La demande déposée pour 2016 a pour objet de mettre en place les cadres du travail d’enquête qui sera menée l’année suivante. Pour cela, nous souhaitons organiser, de mai à décembre 2016 un séminaire mensuel, qui rassemblera les partenaires du projet (enseignants de l'ENS et des autres établissements de Lyon, enseignants de CPGE) et qui permettra de travailler conjointement à mettre en place un protocole d'enquête sur les copies des concours. Ce projet bénéficie par ailleurs de l'aide du service concours de l’ENS et de relais auprès des équipes de l’ENS de la rue d’Ulm. Le financement demandé concerne la prise en charge des missions, en particulier pour les membres extérieurs à la communauté lyonnaise. Il est conçu comme une demande préliminaire à celle de soutien à un projet émergent pour l’année 2017.
Bibliographie:
- Bataille Pierre, « Les paradoxes de la mixité. Les conséquences de l'introduction de la mixité aux concours d'entrée des Écoles Normales Supérieures de Saint-Cloud, Fontenay-aux-Roses et Lyon », Sociétés contemporaines, 83, 2011, 5-32.
- Baudelot Christian, Establet Roger, Allez les filles !, Paris, Le Seuil, 1992.
- Blanchard Marianne, Orange Sophie, Pierrel Arnaud, La production d'une enquête scientifique. Enquête sur les biais de recrutement à l'ENS, rapport de recherche, septembre 2014.
- Bonora D. et Huteau M., « L’efficience comparée des garçons et des filles en mathématiques », L’orientation scolaire et professionnelle, 20, 1991, pp. 269-290.
- Darmon Muriel, Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante, La Découverte, Paris, 2013.
- Duru-Bellat Marie, L'école des filles. Quelle formation pour quels rôles sociaux ?, Paris, l'Harmattan, 2004.
- Ferrand Michèle, « La mixité à dominance masculine : l’exemple des filières scientifiques de l’École normale supérieure d’Ulm-Sèvres », in Rogers Rebecca (dir), La mixité dans l’éducation. Enjeux passés et présents, Lyon, ENS Editions, 2004.
- Fischer Jean-Paul et al., « Les différences entre sexes en arithmétique : des enfants aux adultes », Bulletin de psychologie, 495, 2008/3, 227-235.
- Guimond, S. et Roussel, L., « L'activation des stéréotypes de genre, l'évaluation de soi et l’orientation scolaire », in J.-L. Beauvois, R.-V. Joule & J.-M. Monteil (éd.), Perspectives cognitives et conduites sociales, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, vol. 8, 2002, 163-179.
- Marry Catherine, Les femmes ingénieurs. Une révolution respectueuse, Paris, Belin, 2004.
- Mosconi Nicole, Femmes et savoirs. La société, l'école, et la division sexuelle des savoirs, Paris, L'Harmattan, 1994.
- Spencer, S. J., Steele, C. M., & Quinn, D. M., « Stereotype threat and women's math performance », Journal of Experimental Social Psychology, 35, 1999, 4-28.